Un regard en dehors des clichés rebattus
- Sandrine Bronner
- 1 déc. 2017
- 10 min de lecture
Son nom est connu de bien des Messins et ses photos le sont sans doute davantage encore. Mais que sait-on au juste de l'homme derrière son objectif ? Réservé et discret de prime abord, Christian Legay ne semble pas homme à se livrer facilement. Pourtant, ses photos disent beaucoup de lui. Plongée dans un univers où le rêve parvient à s'ancrer dans la réalité, où le fantastique côtoie le quotidien et où la lumière jaillit de la profondeur des noirs. Un monde de poésie brute, grave et puissante.
Il est des rencontres qui vous emportent dans un voyage au long cours. Des hommes qui traînent dans leur sillage les embruns d'une vie féconde. Des loups de Terre, navigateurs des âmes, dont l'infini de leurs bagages tient dans leur regard. C'est précisément ce regard-là qui confère à Christian Legay toute sa singularité. La découverte se fait en deux temps, la rencontre se mérite. Il ne faut pas simplement le voir, il faut prendre le temps de le regarder pour déceler sa part d'ombre, saisissante et attachante. Les pressés, les excités du bocal passeront assurément à côté de l'essentiel. Car Christian Legay ne cherche pas à briller dans la lumière. Discret, silencieux, une présence presque en évanescence pour qui le croise pour la première fois. Et puis le flou se dissipe, la mise au point se fait sur un visage où se dessine un immuable sourire bienveillant. La netteté s'accentue, la silhouette se précise. Un côté « rock and roll », une touche rebelle en provenance directe d'une époque où le confluent du blues électrique et du british blues accouchait de légendes aux sons éternels, une époque où le vrombissement des grosses bagnoles américaines était davantage synonyme de liberté que d'angoisse de la pompe. Vient enfin le regard, que l'on reçoit comme un uppercut. Pas une de ces œillades qui glissent. Un regard perçant, pénétrant, un regard auquel rien n'échappe et qui octroie une importance quasi primordiale à chaque être ou chose sur lesquels il se pose. Tous ces petits riens, ces essentiels, il ne les cultive pas, il n'en a sans doute même pas conscience. Ne vous y trompez pas cependant. Vous n'avez pas affaire à un saint. L'homme d'images avoue en riant quelques excès. Son ambivalence oscille entre l'introversion due à son extrême pudeur et son appétence pour le déjanté, les délires entre potes, le bousculement artistique. Ses photos racontent tout cela et bien plus encore. Loin de la photo « constat », ses arrêts sur image nous dévoilent le monde sous un autre jour. Véritables mise à nu du réel, elles guident notre perception vers l'inconscient et l'imaginaire. La magie opère. Dès lors et sans avoir à en rougir, il peut reprendre à son compte « la beauté sera convulsive » d'André Breton, si chère aux Surréalistes, un mouvement dans lequel son histoire personnelle et sa créativité prennent leur source.
La photo comme mode d'expression
Fils de journaliste, enfant rebelle récalcitrant à l'ordre établi, moins attiré par l'école que par les salles du cinéma messin qu'il fréquentait tous les jeudis après-midi dès l'âge de dix ans, Christian Legay se rêvait Cecil B. DeMille. C'est ce qui l'a poussé à 20 ans à intégrer une école parisienne préparant aux métiers du cinéma et de la télévision. Bien lui en a pris car, s'il s'est rapidement écarté d'une voie qu'il comprenait sans avenir, l'une des matières enseignées a définitivement creusé un sillon dans sa destinée: « La photo est rentrée dans ma vie de façon très violente et passionnée. » glisse-t-il dans un sourire. Toutefois, déjà à l'époque, devenir photographe pro n'est pas un long fleuve tranquille. Et pour faire face au quotidien, il est contraint de prendre un boulot alimentaire.
Ces cinq années parisiennes se révéleront moralement difficiles. Alors, dès qu'il franchit la porte de son agence bancaire, il part se perdre dans les rues de la capitale, son appareil photo en bandoulière, et il shoote tout ce qui passe. C'est sa soupape de décompression, sa pompe à oxygène. Adepte de la photo « sociale », il suit les manifs, nombreuses en ce début des années 70. L'une d'entre elles le conduit dans les locaux d'Europe 1, où l'hôtesse, persuadée d'être face à une cinquantaine de personnes venues assister à une émission de Jean-Paul Rouland, les laisse entrer. Seul photographe présent, il shoote les manifestants interrompant le direct. Évacués par la police, il est repéré à la sortie par la journaliste d'un nouveau quotidien fraîchement arrivé dans les kiosques qui lui demande sa pellicule. Le lendemain, sa photo s'affiche en une de Libération. Une belle reconnaissance et une joie intense pour le photographe amateur.
Son travail photographique s'affine au fur et à mesure que sa vie professionnelle s'enlise. Le week-end, il file aux puces de Saint-Ouen du côté des antiquaires. L'assemblage d'objets hétéroclites est une mine d'or pour lui. Il fixe sur la pellicule ces mises en scène décalées de poupées à moitié décapitées avec des crucifix. Le style de tirage qu'il a mis au point dans son laboratoire installé dans sa petite salle de bain, aux contrastes forts et aux noirs bouchés, loin de tout académisme, accentue le côté surréaliste de ses créations. Les influences du mouvement ne le quitteront plus. « C'est un courant qui me fascinait, dans lequel je me reconnaissais car j'avais besoin d'évasion pour supporter ces huit heures par jour où je n'étais pas heureux. On était dans les années 70, c'était la liberté, l'époque des pattes d'eph et des cheveux longs. Du jour au lendemain, lorsque j'ai été embauché à la banque, je suis passé aux costards et cheveux courts. Pour mes potes de Metz, c'était le rêve d'habiter Paris, alors ils venaient régulièrement squatter à la maison. Notre appartement était devenu une sorte d'auberge espagnole. Mais pendant qu'ils allaient faire la fête, moi j'allais au boulot. On était vus un peu comme des bourges, on ne faisait plus partie de la jeunesse insouciante. J'ai très mal vécu ce décalage. Les valeurs de l'irrationnel, de l'absurde, du rêve et de la révolte véhiculés par le Surréalisme me permettaient d'échapper à mon quotidien. ». Pour prolonger la bouffée d'oxygène, Christian participe à un festival d'expression artistique organisé par son ami Bruno Cohen aux Trinitaires, où il expose pour la première fois sa série des puces de Saint-Ouen. Le festival est un succès. Organisé deux années de suite, il attire 15 000 personnes.
Les expos phares
Si son travail sur l'image est prolifique tant dans un cadre professionnel que personnel, deux expositions se sont révélées fondamentales dans son processus de maturation artistique. La première a eu pour cadre la Maison de la Culture à Metz. Après avoir fui Paris au milieu des années 70, à la naissance du premier fils, la famille revient s'installer à Metz où Christian poursuit sa carrière bancaire. S'ensuit une période enrichissante et constructive. Alors qu'il est promis à devenir directeur d'agence, on lui propose de créer un service audiovisuel. Il se met au 16 mm, se lance dans le film d'entreprise et professionnalise son approche de la photo. Dans le même temps, il poursuit son travail artistique et parvient à exposer à la Maison de la Culture à Metz, après avoir essuyé un premier refus. Le directeur, habitué à accueillir des artistes de renommée, était réputé pour son exigence. Une fêlure constructive dans son amour-propre. « Quand je lui ai montré mon travail, il m'a dit que ce n'était pas moche mais que je n'étais pas prêt. Je devais montrer autre chose. J'ai été vexé mais ça m'a marqué. J'ai pris un coup de pied aux fesses. Alors j'ai cogité et j'ai regardé objectivement ce qui n'allait pas. Il avait raison. J'ai remis le pied à l'étrier et j'ai retravaillé. » S'ensuit une autre série en noir et blanc réalisée avec la troupe du théâtre du Jarnisy, et plus particulièrement avec Didier Patard, comédien et scénariste. Un travail à quatre mains duquel résulteront une quarantaine de photos et autant de délires artistiques ultrascénarisés, dans une totale mouvance surréaliste, à l'instar de cette photo représentant un médecin loufoque auscultant une tombe dans le cimetière américain de Douaumont. La série « Crise aigre halo de vie » se révèle la clé d'une porte d'entrée sur une autre dimension.
L'autre exposition importante pour Christian a eu pour thème le fonds du musée d'Histoire Naturelle de Metz, stocké dans la chapelle des Carmélites. Le lieu avait longtemps fait office de bibliothèque municipale avant que cette dernière déménage au Pontiffroy. C'était le début des années 90. Christian avait rejoint depuis quelques années le service communication de la ville de Metz après avoir quitté son poste au sein de la banque. « Pendant 20 ans, les lieux avaient été fermés au public. Ils tombaient en désuétude. Le plancher était pourri et les animaux empaillés avaient été stockés sur les étagères de la bibliothèque. Je ne pouvais pas espérer mieux dans mes délires ! J'ai travaillé là durant six mois. J'ai éclusé tout ce que le lieu avait à me raconter, étudié toutes les strates ! » L'exposition « Mise en abîme », présentée dans la galerie temporaire du musée de la Cour d'Or a remporté un franc succès.
Strates de vie
Durant notre entretien en terre de mémoire, sur cette terrasse de bistrot que nous avons squattée des heures, Christian Legay a répondu avec sincérité à toutes mes questions sans jamais manifester d'impatience ni de réticence. D'abord hésitante, par peur de me montrer indiscrète, j'ai vite compris qu'il ne se livrerait pas de lui-même mais qu'à aucun sujet il n'opposerait de silence. Alors, au fil de ses confidences, j'ai pu appréhender l'évolution de son travail telle que je la pressentais. « Avec le temps, le message que je cherche à faire passer dans mes photos a évolué, me confie-t-il. J'ai d'abord eu une vision cinématographique de la photographie. Je réalisais des mises en scènes assez macabres qui me permettaient d’exorciser mes vieux démons. Jusqu'à 46 ans, âge auquel mon père est décédé, l'angoisse de la mort m'a toujours obsédé. C'était quelque chose de très fort que je faisais ressortir au travers de mes scénographies. Passé ce cap, je suis devenu plus serein, plus sage. Aujourd'hui, j'ai toujours envie de faire passer mes émotions, de partager mon ressenti, mais j'éprouve plus de plénitude, moins de peur. Je suis un peu comme une maison de verre au milieu d'une forêt qui se laisse pénétrer par tout ce qui l'entoure et qui en retour, restitue une émotion, comme elle peut, sans trop intellectualiser. Je mets en image des témoignages de ce que vis, je vois, je ressens. »
Le passage de l'argentique au numérique a été une autre révolution dans son travail. Il avait déjà connu ce bouleversement lors du passage du 16 mm à la vidéo alors qu'il travaillait encore dans l'audiovisuel à la banque. Un matériel balbutiant loin d'être performant, des « images de merde » selon ses dires, tout était rassemblé pour lui faire abandonner l'image animée. Par chance, la passion de la photo était plus forte. Pourtant, il concède avoir freiné des quatre fers à l'arrivée du numérique. Insatisfait par un matériel non professionnel, la transition s'est d'abord faite par la numérisation des films argentiques. Ce n'est que vers 2004 – 2005 qu'il a basculé dans le reflex numérique. Et encore ! Uniquement dans le cadre de son activité professionnelle dans un premier temps. Pour le journal de la municipalité. Les premiers shoots numériques attendront 2010 mais lui laisseront un goût assez amer. Il avait perdu ses sensations et ses expos se sont raréfiées. Alors qu'il était parvenu à un niveau d'exigence extrême avec l'argentique, des prises de vue peu nombreuses mais justes, il a été déstabilisé par la facilité du numérique. Il s'était mis à shooter à tout va, perdant au passage la concentration qui concourait à la perfection de son travail. Et puis, alors qu'il maîtrisait à la perfection les techniques de développement, il avait encore tout à apprendre des outils de post-traitement. Alors s'est installée une période de flottement qui a coïncidé avec un certain ras-le-bol professionnel. Il en est pourtant fier et heureux aujourd'hui encore de cette carrière et surtout de son poste au sein du service communication de la ville de Metz ! Grâce à partie rédactionnelle de son activité pour le journal de la ville, la boucle avait été bouclée. Il avait pu retisser un lien avec son père. Mais les derniers temps, davantage occupés par la gestion de budgets, le ramenaient à ses débuts professionnels avec ce côté trop rationnel. « Ça m'a profondément gonflé » lâche-t-il avec sa sincérité habituelle. Alors il a accueilli la retraite avec plaisir et soulagement. Là, il a enfin trouvé du temps pour renouer avec le plaisir de la photo. Il a retrouvé son niveau d'exigence de l'argentique, transposé sur le numérique et s'est approprié Photoshop à la perfection. De Metz aux grands espaces américains, des captures fantasmagoriques d'arbres tortueux ou de cimetières abandonnés à la puissance poétique de scènes urbaines ou industrielles, Christian Legay continue à nous emporter dans ses bagages pour de merveilleux voyages immobiles.
Restait un dernier sujet à évoquer. Celui auquel Christian est intrinsèquement associé. Celui à l'évocation duquel son visage s'illumine. Metz, bien évidemment. « J'ai une histoire passionnelle avec cette ville qui m'a tout donné. Depuis plusieurs décennies, j'ai assisté à sa transformation. J'aime photographier les villes, les espaces urbains. Mais il y a quelque chose de différent à Metz. Le patrimoine bien sûr, mais aussi la façon de respirer de la ville. Je crois profondément qu'on vient de loin. Je sens tout le passé qui coule dans mes veines, ce sang qui fait que je suis le fruit d'une histoire et que je participe à sa perpétuation. C'est une sensation que je ressens intensément ici, chez moi. Cette ville, elle a une âme et elle me parle. ». Alors, inlassablement, il arpente ses rues, scrute ses quartiers, observe ses habitants, admire ses bâtiments et ses monuments. Et puis il la shoote, sous toutes ses coutures. Et l'expose, en grands formats, ou la fige, au fil des pages des nombreux ouvrages qu'il lui a dédiés. Parce que plus encore que les expos, Christian adore les livres. « Les expos sont éphémères. Avec les livres, on rentre chez les gens, on s'installe dans leur bibliothèque. Le livre continue d'exister et un jour, il est tiré de son étagère et le travail effectué reprend vie. C'est la meilleure vitrine pour un photographe. Et puis avoir une vision éditoriale de son travail oblige à davantage de rigueur et de créativité. »
Preuve en est, s'il en fallait encore une, que l'ouvrage Metz, portrait d'une ville paru en librairie le 25 novembre est une fois encore une belle réussite et une source d'émerveillement... Alors Capitaine Legay, larguons les amarres et faisons cap vers vos contrées intimes. Débordez-nous !
Metz, portrait d'une ville est en vente dans toutes les librairies et à l'Office de Tourisme de Metz. Des séances de dédicace sont prévues :
à l'Office de Tourisme de Metz le 8 décembre
à la librairie Hisler-Even le 9 décembre
à la librairie La Cour des Grands le 15 décembre
et à la librairie Autour du Monde le 16 décembre
Visiter son site internet : www.christianlegayphotography.com
Quelques photos de Christian Legay
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